Lucien Mari est né le 30 novembre 1924 en Algérie, à une époque où l’on s’éclairait à la bougie. Neuf mois après sa naissance, il attrape un rhume qui ne passe pas. Ses parents l’emmènent à l’hôpital, où l’on découvre que le petit garçon souffre d’une méningite. On le croit perdu, mais une trépanation est tentée. À cette époque, l’anesthésie n’existe pas encore, et l’enfant est soulagé avec de l’éther. Depuis, Lucien a « des tiroirs dans la tête ». Il oublie certaines choses et doit se concentrer avant de terminer parfois ses phrases, cherchant où il a rangé un nom ou un détail dans son esprit. En revanche, il a compensé cette difficulté par une mémoire visuelle infaillible. Les visages des médecins de son enfance et les couloirs de l’hôpital restent gravés dans sa mémoire, presque un siècle après cette expérience.
Dans sa chambre à l’Ehpad La Rose de Noël, il demande que les rideaux ne soient jamais complètement fermés. Il raconte : « C’est mon père qui disait : ‘Chaque fois que le soleil apparaît à la fenêtre, c’est un nouveau jour de vie gagné.’ Cette phrase m’a accompagné tout au long de mon existence. J’ai traversé un siècle sans même m’en rendre compte. »
De la troisième à la cinquième République, en passant par la Seconde Guerre mondiale, la décolonisation et la disparition de l’Algérie française, les soubresauts du XXe siècle ont profondément marqué son existence.
Lucien raconte avec nostalgie : « Mon père a été mobilisé, et j’ai dû prendre sa place à l’atelier. Il était fabricant de garde-manger. » Puis, la guerre a pris un tournant décisif pour lui. « Les Américains ont débarqué en 1942 en Afrique du Nord. Ils ont voulu me réformer à cause de mon handicap, mais j’ai refusé. Mon premier costume militaire était celui des Américains. Il était beau. J’étais en fonction à l’hôpital militaire, dans le service de chirurgie. »
En 1962, la situation devient critique avec le départ des Français d’Algérie : « C’était la valise ou le cercueil. » Lucien perd tout et ne part avec rien, si ce n’est son expérience en tant que réceptionniste dans une société d’assurance appelée L’Afrique Française. Il se retrouve alors à devoir tout reconstruire, endetté, avec une femme et un enfant à charge. Heureusement, le fils du propriétaire de « Les Mutuelles du Mans », aujourd’hui connu sous le nom de MMA, lui trouve un poste à Paris.
Pour compenser les lacunes de sa mémoire, Lucien a développé une méthode personnelle : il écrit des choses sur ses mains. Peu à peu, il prend confiance en lui et commence à apporter des affaires. Son travail acharné le mène à devenir responsable d’une agence, puis, quelques années plus tard, numéro 2 du secteur. Avec ses commissions, il parvient à économiser et finit par racheter son affaire à Paris, qu’il cède à son fils lorsqu’il atteint ses 70 ans.
Cependant, avec le départ à la retraite de son fils, le nom de Mari disparaît de la façade de l’agence. Lucien, avec une sagesse tranquille, déclare : « Ce n’est pas grave, mon ambition, c’était la sécurité de ma famille. » Sa vie, marquée par des défis et des réussites, témoigne de sa résilience et de son dévouement envers ceux qu’il aime.
Bernadette : Un amour comme dans les films.
Lucien, partage avec une émotion palpable l’histoire de son amour inébranlable pour Bernadette. « C’est au travail que je l’ai rencontrée. On a sonné à la porte, j’ai ouvert, et j’ai eu un coup de foudre. De ma vie, je n’avais jamais ressenti cela. Nous nous sommes mariés et jamais nous ne nous sommes séparés. C’était comme dans un film.«
La vie a cependant apporté son lot d’épreuves. Lorsque Bernadette est tombée malade, Lucien a fait tout ce qu’il pouvait pour être à ses côtés. « Elle a été placée ici, à l’Ehpad La Rose de Noël, où je suis maintenant. Je venais dès que les visites étaient autorisées et je ne partais que le soir. » Son dévouement était sans limites : « Quand ses jours ont été comptés, ils m’ont installé un petit lit dans le couloir devant sa porte. Et j’ai veillé. »
« Maintenant qu’elle est partie, les choses de l’amour ne me concernent plus. En Algérie, on disait qu’on aimait qu’une fois. Et surtout, on donnait sa parole pour la vie. Moi, je suis comme ça. Il n’y a eu que Bernadette, et il n’y aura qu’elle jusqu’à la fin.«
Devant lui, plusieurs photographies de sa bien-aimée le contemplent, témoins silencieux de leur amour éternel. Ensemble, ils ont eu deux garçons et une fille. Sur sa table de chevet, une tablette lui permet de communiquer en vidéo avec l’un de ses petits-fils vivant aux États-Unis. « J’ai des enfants, des petits-enfants et des arrière-petits-enfants, » conclut-il avec un sourire, « mais ne me demandez pas le nombre. Je crains d’avoir perdu le fil… »