Léon Dodero est né dans la maison où il vit encore. Ou presque : la demeure familiale fut détruite par les Allemands pendant la guerre. « Mais qu’importe, ce sont eux qui ont payé la reconstruction », dit-il avec un sourire malicieux. L’histoire commence à la fin du XVIIIᵉ siècle, quand son arrière-arrière-grand-père, venu d’Italie, s’installe au Brusc, attiré par une mer poissonneuse. Depuis, de père en fils, chacun a repris les filets. Léon ne fit pas exception.
Une jeunesse bercée par la mer :
À quatorze ans, il embarque déjà, impatient d’atteindre l’âge légal pour travailler à plein temps. Le Brusc, alors, vivait au rythme des prises. « Il y avait une cinquantaine de pêcheurs, et chacun possédait plusieurs bateaux », se souvient-il. Dans le port, les plaisanciers se comptaient sur les doigts d’une main. La mer n’était pas un décor : elle était la vie, l’économie, la fierté.
Le mistral et la tonne de sardines :
Son plus grand souvenir ? Un 5 janvier balayé par le mistral. Avec un ami, il remonte une tonne de sardines. Le bateau ploie, chargé à ras de l’eau, une partie des poissons se perd dans le roulis. À quai, de 9 h à 17 h, l’équipage démaillait sans répit, aidé par d’autres pêcheurs. Tout fut vendu à 0,70 centimes d’ancien franc. « C’était un joli pactole », raconte Léon, les yeux pétillants.
Quand les poulpes n’avaient pas de valeur
À l’époque, les fonds regorgeaient de poissons, les sardines étaient charnues. Les poulpes, eux, n’intéressaient personne. « On les jetait par caisses entières… parfois on les grillait pour appâter congres et murènes. Et maintenant, ça se vend à prix d’or. Un truc de Pieds-noirs, peut-être ? »
Le métier qui se transforme
Aujourd’hui, le constat est amer. « Il n’y a plus grand-chose. Plus de plancton, les poissons n’ont plus de quoi manger. La seule pêche qui marche encore, c’est celle du fond. » Le métier a changé, les outils aussi. Autrefois, les filets séchaient au soleil, puis, tous les quinze jours, on les plongeait dans de grandes marmites d’écorce de pin. La résine les protégeait, et l’odeur de forêt se mêlait à celle du large.
Fidélité à la mer
Léon a pris sa retraite quand Mitterrand est arrivé au pouvoir. Mais chaque été, il reprenait la mer, vendant encore ses prises. Plus tard, il se contenta d’aider les autres, assis devant sa maison, démaillant les filets jusqu’à ses 92 ans.
Le sel et le vin comme secret
Aujourd’hui, à 94 ans, l’arthrose l’empêche de travailler. Mais son humour reste intact. Lorsqu’on lui demande le secret de sa longévité, il répond en riant :
« Comme pour les anchois ! Le sel, ça conserve ! » Et d’ajouter avec gourmandise : « Et puis mon petit verre de vin, midi et soir… Vous ne voudriez quand même pas que je mange à l’eau ? »
1987 : Une bouillabaisse au Brusc pour les champions du RCT :
En 1987, Léon Dodero, figure du Brusc et amoureux du rugby, dirigeait le club des Hippocampes. Ami proche de Bernard Herrero, il lui lança un défi dans les vestiaires : « Si tu gagnes la coupe de France, tu viens manger la bouillabaisse de ma femme. » Herrero fit alors taire tout le vestiaire pour que la promesse résonne. Quelques semaines plus tard, après la victoire du RC Toulon, ce n’est pas un invité qui débarqua au Brusc, mais toute l’équipe, accompagnée même du speaker du stade. Ce jour-là, Mimi, l’épouse de Léon, fit bouillir cinq marmites de bouillabaisse pour rassasier la joyeuse bande.
Mimi Dodero, La vie derrière les filets :
« La mer, c’est une belle vie », affirme Mimi Dodero. Derrière cette phrase simple se cache tout un monde : celui des femmes de pêcheurs, qui, dans l’ombre des hommes partis au large, ont façonné à leur manière l’histoire d’un village et le souvenir d’une époque.
Héritage et mémoire
Mimi se souvient encore de Berthe, la grand-mère de son mari Léon. Une silhouette familière des rues du Brusc, que l’on voyait chaque matin pousser sa brouette chargée de poissons. Elle partait loin dans les terres, frappant aux portes pour proposer la pêche du jour. Toujours à ses côtés, une balance — outil modeste mais essentiel, que Mimi a précieusement conservé.
Les temps changent
Quand Léon a pris la suite, les habitudes avaient déjà évolué. Le camion de Toulon emportait dès l’aube le plus gros de la pêche, et bientôt les premiers réfrigérateurs bouleversèrent le quotidien. Deux poissonneries ouvrirent au Brusc. Mais vendre aux poissonniers, c’était céder son travail à moitié prix. Alors, Mimi choisit une autre voie : celle du lien direct avec les habitants.
Quarante ans sur les routes
Pendant quarante ans, elle sillonna les quartiers voisins avec sa voiture, proposant les poissons du jour. « C’étaient des années très heureuses », confie-t-elle.
La cuisine, prolongement de la mer
L’histoire se poursuivit sur le quai de la Prud’homie, quand sa fille ouvrit Le Casse-Dalle. Là, c’est en cuisine que la tradition familiale s’exprima, autour de la soupe de poisson et des moules, comme un prolongement naturel du travail des hommes en mer.
Une vie simple et solide
Avec Léon, Mimi a partagé une existence rythmée par la pêche et le rugby, les deux passions indétrônables de son mari. Elle en rit aujourd’hui :
« J’ai eu une vie heureuse, il a été un bon mari et un bon père… mais à part la pêche et le rugby, y a rien d’autre qui l’intéresse ! »