27.9 C
Toulon
vendredi 18 juillet 2025

Mémoire vive : les chantiers navals racontés aux collégiens

Les membres du Centre de Ressources sur la Construction Navale (CRCN) sont, pour la plupart, d’anciens ouvriers des chantiers navals de La Seyne-sur-Mer. S’ils rassemblent les vestiges d’un passé industriel disparu, c’est dans l’idée de transmettre cette mémoire aux jeunes générations.

Ils répondent ainsi régulièrement aux sollicitations des enseignants locaux désireux d’ancrer le programme scolaire dans le réel. Cette année , c’était au tour des collégiens de Paul Éluard de prêter l’oreille aux récits des anciens. Une « belle opportunité », selon leur professeure, ravie de voir ses élèves appréhender le taylorisme, le capitalisme ou les luttes syndicales à travers ces échanges. Certains se destinent à une voie professionnelle : « Aux chantiers, plus de 350 métiers coexistaient. Quelles que soient vos envies, à l’époque, vous auriez trouvé votre place chez nous », a lancé Jean-Claude Guisti, président de l’association.

Tout l’après-midi, les élèves ont découvert une vie rythmée par le sifflement de la porte d’entrée du chantier, entre joies et douleurs. Loin d’un cours magistral, ils ont partagé un moment vivant, ponctué d’anecdotes et de traits d’humour. À l’image de cette remarque lancée à un groupe de garçons, penchés sur une photo ancienne : « C’est la secrétaire que vous regardez, n’est-ce pas ? Eh oui, elle en a fait tourner des têtes à l’époque. Je suis navré de vous dire qu’elle est décédée il y a quelques mois… L’amour, parfois, ça tient à peu de chose. »


« On recensait 6000 accidents par an »

Travailler sur les chantiers navals n’était pas sans danger, selon le poste occupé. Jean-Jacques Le Gallo, alors au bureau des contrôles, faisait le lien entre les constructions et les clients. Lorsqu’un accident survenait, c’était à lui de retracer les causes, pièce par pièce. « Je me souviens d’un jour où une grue est tombée, tuant le grutier. Une seconde grue se trouvait juste à côté. Le lendemain, j’ai dû inspecter celle qui était restée debout. J’ai grimpé les 67 mètres avec mes outils et j’ai tout contrôlé, y compris le mât. Là-haut, peu importe la météo, la structure oscille doucement au-dessus du vide. Allongé sur le dos, je ne pensais qu’à une chose : trouver la faille. En vain. »

Chaque année, jusqu’à 6000 accidents étaient recensés, allant de la simple blessure à la mort. Jean-Jacques garde aussi en mémoire un autre drame : « Des ouvriers travaillaient sur une immense charpente destinée à l’avant d’un navire. Il pleuvait, le vent soufflait. Elle s’est effondrée, écrasant ceux qui se trouvaient dessous. On m’a demandé de ne pas aller voir. L’eau de pluie à mes pieds était rouge de sang. »


« Il y a eu des drames à la fermeture »

Pierre Roume avait commencé sa carrière comme apprenti aux chantiers navals, persuadé d’y finir ses jours. Mais les vagues de licenciements sont venues balayer cet espoir. La première à perdre son emploi fut sa femme. Une promotion à peine reçue, elle découvrait dans sa boîte aux lettres une lettre de licenciement. « Ça a été un coup dur. Puis j’ai croisé des copains en larmes, eux aussi remerciés. À la fin, on vivait au jour le jour, reconduits de semaine en semaine. C’était une torture mentale. »

Vint son tour : on lui proposa la porte ou une reconversion. Il choisit l’arsenal de Toulon, avec l’espoir d’un nouveau départ. « Dès le premier jour, un officier nous a accueillis en nous disant qu’on n’était pas les bienvenus, qu’on prenait la place des autres. Mon salaire avait fondu : je touchais à peine 65 % de ce que je gagnais avant, j’avais passé la quarantaine et je repartais de zéro. J’ai tenu pour ma femme et notre enfant adopté. Mais des copains n’ont pas supporté. Il y a eu des suicides. Il fallait avancer, coûte que coûte. »


900 morts !

À La Seyne-sur-Mer comme à La Ciotat, 900 personnes sont mortes des suites de leur exposition à l’amiante sur les chantiers navals. Ce poison invisible n’a pas seulement frappé les ouvriers : en ramenant leurs bleus de travail à la maison, certains contaminaient leurs proches. Le simple fait de les laver exposait les femmes à cette poussière, dont les effets peuvent mettre des années à se manifester. Le mal, sournois, semble frapper au hasard.

Après onze ans de procédure, en 2019, un contremaître a obtenu que la justice reconnaisse pour la première fois la responsabilité de l’État. Un premier pas vers la réparation, bien tardif pour nombre de familles endeuillées.

Ce texte est une rediffusion. La rencontre a eu lieu en 2024.

spot_img
spot_img
spot_img

Mémoire vive : les chantiers navals racontés aux collégiens

Les membres du Centre de Ressources sur la Construction Navale (CRCN) sont, pour la plupart, d’anciens ouvriers des chantiers navals de La Seyne-sur-Mer. S’ils rassemblent les vestiges d’un passé industriel disparu, c’est dans l’idée de transmettre cette mémoire aux jeunes générations.

Ils répondent ainsi régulièrement aux sollicitations des enseignants locaux désireux d’ancrer le programme scolaire dans le réel. Cette année , c’était au tour des collégiens de Paul Éluard de prêter l’oreille aux récits des anciens. Une « belle opportunité », selon leur professeure, ravie de voir ses élèves appréhender le taylorisme, le capitalisme ou les luttes syndicales à travers ces échanges. Certains se destinent à une voie professionnelle : « Aux chantiers, plus de 350 métiers coexistaient. Quelles que soient vos envies, à l’époque, vous auriez trouvé votre place chez nous », a lancé Jean-Claude Guisti, président de l’association.

Tout l’après-midi, les élèves ont découvert une vie rythmée par le sifflement de la porte d’entrée du chantier, entre joies et douleurs. Loin d’un cours magistral, ils ont partagé un moment vivant, ponctué d’anecdotes et de traits d’humour. À l’image de cette remarque lancée à un groupe de garçons, penchés sur une photo ancienne : « C’est la secrétaire que vous regardez, n’est-ce pas ? Eh oui, elle en a fait tourner des têtes à l’époque. Je suis navré de vous dire qu’elle est décédée il y a quelques mois… L’amour, parfois, ça tient à peu de chose. »


« On recensait 6000 accidents par an »

Travailler sur les chantiers navals n’était pas sans danger, selon le poste occupé. Jean-Jacques Le Gallo, alors au bureau des contrôles, faisait le lien entre les constructions et les clients. Lorsqu’un accident survenait, c’était à lui de retracer les causes, pièce par pièce. « Je me souviens d’un jour où une grue est tombée, tuant le grutier. Une seconde grue se trouvait juste à côté. Le lendemain, j’ai dû inspecter celle qui était restée debout. J’ai grimpé les 67 mètres avec mes outils et j’ai tout contrôlé, y compris le mât. Là-haut, peu importe la météo, la structure oscille doucement au-dessus du vide. Allongé sur le dos, je ne pensais qu’à une chose : trouver la faille. En vain. »

Chaque année, jusqu’à 6000 accidents étaient recensés, allant de la simple blessure à la mort. Jean-Jacques garde aussi en mémoire un autre drame : « Des ouvriers travaillaient sur une immense charpente destinée à l’avant d’un navire. Il pleuvait, le vent soufflait. Elle s’est effondrée, écrasant ceux qui se trouvaient dessous. On m’a demandé de ne pas aller voir. L’eau de pluie à mes pieds était rouge de sang. »


« Il y a eu des drames à la fermeture »

Pierre Roume avait commencé sa carrière comme apprenti aux chantiers navals, persuadé d’y finir ses jours. Mais les vagues de licenciements sont venues balayer cet espoir. La première à perdre son emploi fut sa femme. Une promotion à peine reçue, elle découvrait dans sa boîte aux lettres une lettre de licenciement. « Ça a été un coup dur. Puis j’ai croisé des copains en larmes, eux aussi remerciés. À la fin, on vivait au jour le jour, reconduits de semaine en semaine. C’était une torture mentale. »

Vint son tour : on lui proposa la porte ou une reconversion. Il choisit l’arsenal de Toulon, avec l’espoir d’un nouveau départ. « Dès le premier jour, un officier nous a accueillis en nous disant qu’on n’était pas les bienvenus, qu’on prenait la place des autres. Mon salaire avait fondu : je touchais à peine 65 % de ce que je gagnais avant, j’avais passé la quarantaine et je repartais de zéro. J’ai tenu pour ma femme et notre enfant adopté. Mais des copains n’ont pas supporté. Il y a eu des suicides. Il fallait avancer, coûte que coûte. »


900 morts !

À La Seyne-sur-Mer comme à La Ciotat, 900 personnes sont mortes des suites de leur exposition à l’amiante sur les chantiers navals. Ce poison invisible n’a pas seulement frappé les ouvriers : en ramenant leurs bleus de travail à la maison, certains contaminaient leurs proches. Le simple fait de les laver exposait les femmes à cette poussière, dont les effets peuvent mettre des années à se manifester. Le mal, sournois, semble frapper au hasard.

Après onze ans de procédure, en 2019, un contremaître a obtenu que la justice reconnaisse pour la première fois la responsabilité de l’État. Un premier pas vers la réparation, bien tardif pour nombre de familles endeuillées.

Ce texte est une rediffusion. La rencontre a eu lieu en 2024.

spot_img

Nos derniers articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Mémoire vive : les chantiers navals racontés aux collégiens

Les membres du Centre de Ressources sur la Construction Navale (CRCN) sont, pour la plupart, d’anciens ouvriers des chantiers navals de La Seyne-sur-Mer. S’ils rassemblent les vestiges d’un passé industriel disparu, c’est dans l’idée de transmettre cette mémoire aux jeunes générations.

Ils répondent ainsi régulièrement aux sollicitations des enseignants locaux désireux d’ancrer le programme scolaire dans le réel. Cette année , c’était au tour des collégiens de Paul Éluard de prêter l’oreille aux récits des anciens. Une « belle opportunité », selon leur professeure, ravie de voir ses élèves appréhender le taylorisme, le capitalisme ou les luttes syndicales à travers ces échanges. Certains se destinent à une voie professionnelle : « Aux chantiers, plus de 350 métiers coexistaient. Quelles que soient vos envies, à l’époque, vous auriez trouvé votre place chez nous », a lancé Jean-Claude Guisti, président de l’association.

Tout l’après-midi, les élèves ont découvert une vie rythmée par le sifflement de la porte d’entrée du chantier, entre joies et douleurs. Loin d’un cours magistral, ils ont partagé un moment vivant, ponctué d’anecdotes et de traits d’humour. À l’image de cette remarque lancée à un groupe de garçons, penchés sur une photo ancienne : « C’est la secrétaire que vous regardez, n’est-ce pas ? Eh oui, elle en a fait tourner des têtes à l’époque. Je suis navré de vous dire qu’elle est décédée il y a quelques mois… L’amour, parfois, ça tient à peu de chose. »


« On recensait 6000 accidents par an »

Travailler sur les chantiers navals n’était pas sans danger, selon le poste occupé. Jean-Jacques Le Gallo, alors au bureau des contrôles, faisait le lien entre les constructions et les clients. Lorsqu’un accident survenait, c’était à lui de retracer les causes, pièce par pièce. « Je me souviens d’un jour où une grue est tombée, tuant le grutier. Une seconde grue se trouvait juste à côté. Le lendemain, j’ai dû inspecter celle qui était restée debout. J’ai grimpé les 67 mètres avec mes outils et j’ai tout contrôlé, y compris le mât. Là-haut, peu importe la météo, la structure oscille doucement au-dessus du vide. Allongé sur le dos, je ne pensais qu’à une chose : trouver la faille. En vain. »

Chaque année, jusqu’à 6000 accidents étaient recensés, allant de la simple blessure à la mort. Jean-Jacques garde aussi en mémoire un autre drame : « Des ouvriers travaillaient sur une immense charpente destinée à l’avant d’un navire. Il pleuvait, le vent soufflait. Elle s’est effondrée, écrasant ceux qui se trouvaient dessous. On m’a demandé de ne pas aller voir. L’eau de pluie à mes pieds était rouge de sang. »


« Il y a eu des drames à la fermeture »

Pierre Roume avait commencé sa carrière comme apprenti aux chantiers navals, persuadé d’y finir ses jours. Mais les vagues de licenciements sont venues balayer cet espoir. La première à perdre son emploi fut sa femme. Une promotion à peine reçue, elle découvrait dans sa boîte aux lettres une lettre de licenciement. « Ça a été un coup dur. Puis j’ai croisé des copains en larmes, eux aussi remerciés. À la fin, on vivait au jour le jour, reconduits de semaine en semaine. C’était une torture mentale. »

Vint son tour : on lui proposa la porte ou une reconversion. Il choisit l’arsenal de Toulon, avec l’espoir d’un nouveau départ. « Dès le premier jour, un officier nous a accueillis en nous disant qu’on n’était pas les bienvenus, qu’on prenait la place des autres. Mon salaire avait fondu : je touchais à peine 65 % de ce que je gagnais avant, j’avais passé la quarantaine et je repartais de zéro. J’ai tenu pour ma femme et notre enfant adopté. Mais des copains n’ont pas supporté. Il y a eu des suicides. Il fallait avancer, coûte que coûte. »


900 morts !

À La Seyne-sur-Mer comme à La Ciotat, 900 personnes sont mortes des suites de leur exposition à l’amiante sur les chantiers navals. Ce poison invisible n’a pas seulement frappé les ouvriers : en ramenant leurs bleus de travail à la maison, certains contaminaient leurs proches. Le simple fait de les laver exposait les femmes à cette poussière, dont les effets peuvent mettre des années à se manifester. Le mal, sournois, semble frapper au hasard.

Après onze ans de procédure, en 2019, un contremaître a obtenu que la justice reconnaisse pour la première fois la responsabilité de l’État. Un premier pas vers la réparation, bien tardif pour nombre de familles endeuillées.

Ce texte est une rediffusion. La rencontre a eu lieu en 2024.

spot_img

Nos derniers articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

spot_img
spot_img

Vous aimez nos articles ?


Abonnez-vous à notre newsletter !